MNEMOTECHNIQUE CINEMATOGRAPHIQUE ET SOUCI DE SOI: Esthétique et politique des médias chez Harun Farocki

Conférence présentée à l’« Académie d’été 2013 » de l’« École de philosophie d’Épinueil-Le-Fleureil – Pharmakon »
(http://pharmakon.fr/wordpress/)

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MNÉMOTECHNIQUE CINÉMATOGRAPHIQUE ET SOUCI DE SOI

Esthétique et politique des médias chez Harun Farocki

Ednei de Genaro (août 2013)

Mon objectif est simple (et devrait apparaître rapidement) : je propose un « intermezzo » pour les conférences de mes amis dans l’après-midi. Dans mon travail de thèse, j’étudie l’œuvre esthétique et politique de Harun Farocki. Je souhaite présenter quelques propositions et extraits significatifs de cette œuvre.

Ce qu’il faut savoir en premier lieu, c’est que Farocki a toujours cherché à « opérer » avec et dans plusieurs médias, mais son travail se perçoit principalement à travers un média particulier : la mnémotechnique cinématographique, son outil privilégié pour le travail et l’art.

Lorsque je parle de Farocki, comme lorsque je parle de Bernard Stiegler, l’importance de ces deux auteurs devient rapidement manifeste pour moi, notamment en raison de la tradition par laquelle ils nous mettent en relation. Ces deux auteurs représentent deux facettes qui m’aident, dans mon travail académique, à penser la complexité pharmacologique du monde contemporain.

Je n’utilise pas le mot « opérer » de manière vague. Ce mot vient du latin opus, qui se réfère précisément au travail concret : « opère » désigne celui qui rend l’action visible et tangible. Celui qui opera (au pluriel latin), c’est-à-dire qui effectue des « œuvres », est celui qui réalise des opera-actions (operationes), littéralement « celui qui met le travail en action ».

Farocki se caractérise par des films qui effectuent réellement des opérations mnémotechniques. Il n’est donc pas surprenant que cet artiste ait pratiqué profondément l’« esthétique de la distanciation » brechtienne et tenté de faire progresser les expérimentations cinématographiques avec le « montage des idées », issu de la tradition de Vertov, Godard, Bresson, Straub, entre autres. Pour résumer ces traditions, je me souviens d’une déclaration de Farocki sur ses « maîtres » :

« Soyez Bresson, Godard ou Straub ; regarder leurs films et écrire sur eux, c’est comme apprendre à lire. Pour lire un texte philosophique, il faut un certain entraînement ; ces textes exigent une manière différente de lire, que celle requise pour lire un journal ou un roman. Il en va de même pour ces films. Je les étudie afin de pouvoir moi-même adhérer à leurs manières de penser et de travailler. » (Farocki)

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Dans cette tradition, Farocki est devenu un artiste-essayiste : un artiste qui se caractérise par sa capacité à rendre concret et à « démasquer » ce qui, à travers des images et des mots, des discours et des actions technologiques (c’est-à-dire à travers plusieurs rétentions hypomnésiques), demeure stéréotypé (standardisé) et éloigné d’une puissance d’individuation psychique et collective.

Dans une déclaration plus énergique et politisée, Farocki déclare :

« Il faut se méfier des images comme des mots. Les images et les mots sont tissés dans les discours, formant des réseaux de signification. Ma méthode consiste à rechercher un sens caché, à dégager les débris qui masquent les images. »

Une observation précise sur la cohérence de l’œuvre de Farocki émane de Thomas Elsaesser, son critique le plus ancien et constant :

« Si vous vous demandez comment, d’abord les médias techniques et, plus tard, les médias électroniques, ont transformé la société civile, modifié les pratiques et habitudes de travail, et affecté l’appareil politique et militaire au cours des cinquante dernières années, vous ne trouverez pas de meilleur chroniqueur ni d’observateur plus astucieux de leurs connexions inattendues que Harun Farocki. Le fait d’être cinéaste, ainsi que penseur et écrivain, est à la fois un signe des temps et une vocation de choix. Un cinéaste, pour produire des images, n’ajoute pas seulement des éléments à la collection mondiale ; il commente aussi le monde créé par ces images, et le fait à travers elles. »

Pour être ce penseur à l’époque audiovisuelle, Farocki a maintenu de manière continue une stratégie de « démontages » et « remontages du temps subi » (Didi-Huberman). C’est ainsi qu’il a réagi aux « courts-circuits », « désorientations » et « accélérations » du monde (hyper)industriel. En d’autres termes, il a constitué une pharmacologie propre (« souci de soi ») pour penser les dispositifs urbains – penser le marketing, les nouvelles biopolitiques et la « négativité » des gestes ou habitudes. Le démontage et le remontage ont conduit à une prise de position : Farocki se définit comme un « archéologue politique des médias », position que Foucault avait anticipée avec son « excavation » des discours, devenue dans le cinéma un outil puissant pour penser les « Images du Monde ».

L’expression « Images du Monde » (Bilder der Welt) est centrale pour la perception globale de l’œuvre de Farocki. On peut la mettre en parallèle avec une quasi-sœur : le « Monde de l’image » (Weltbild) de Heidegger. Ici apparaît une intuition fondamentale et problématique du monde moderne, où l’art, la technologie, la science et la culture restent sous l’égide de la représentation métaphysique de la rationalité moderne, avec ses dimensions intermittentes de création et de destruction du monde.

Farocki, bien qu’il ait toujours pratiqué l’écriture (pour réfléchir sur ses films et leur montage), s’adresse au monde en tant qu’artiste, et non comme philosophe. À l’instar de l’Allemand Joseph Beuys – que Bernard Stiegler analyse dans De la misère symbolique – Farocki est un « artiste en acte » : il se positionne comme une « figure exemplaire de l’individuation », cherchant « l’acte noétique » et l’individuation pour le « souci de soi » et la « sculpture sociale ».

Des artistes comme Farocki illustrent la déclaration de Simondon dans sa Lettre à Derrida sur la techno-esthétique :

« L’art n’est pas seulement un objet de contemplation, mais une certaine forme d’action, qui se pratique un peu comme un sport pour celui qui l’utilise. »

La forme de l’action chez Farocki consiste dans le rétablissement incessant de l’opération qui rend cela possible : le jeu entre l’anamnèse et l’hypomnésis. Il joue sérieusement à ce « jeu de mémoire ». Dans son « archéologie des médias », il met en mouvement signes, schémas, photos, logiciels, écrans virtuels, diffusions, mais aussi agences de l’emploi, marketing, jeux télévisés, architecture (portes d’usine, prisons)… Une multitude d’objets, de milieux, d’interfaces et de compositions dans lesquels il cherche à démontrer et « suspendre » – même si ce n’est que pour un instant – certaines règles qui composent les « Images du Monde ».

Cette « multitude » résulte exactement de sa poursuite de l’« Image du Monde ». Comme le dit Farocki à propos de son « cinéma direct » :

« Je ne fabrique pas les histoires, je les trouve. On peut trouver des images et des sons sans se rendre compte qu’ils existaient, comme des objets trouvés. Imaginez un enfant marchant sur la plage qui trouve soudain un caillou évoquant les lignes d’un visage humain. Les objets trouvés tentent de préserver ce sentiment d’émerveillement. Cela signifie également qu’on ne peut pas créer de manière systématique, comme le cinéma ou la télévision tentent de le faire. »

La perspective de Farocki est, en bref, celle d’un cinéaste penseur-opérateur des médias. Il se concentre sur la visualité du monde – et non seulement sur le « cinéma » – mais d’abord sur l’imagination qui anime le monde capitaliste (technologies militaires, urbaines).

Permettez-moi de conclure avec le contexte esthético-politique général de Farocki, à travers quelques exemples de ses films, pour illustrer certaines questions centrales.

INTERFACE (1995) – « grammatisation »

Interface (Schnittstelle – « Schnitt » = lieu de travail ; la table de montage) est un film-installation singulier. Farocki est invité à parler de son travail en tant que cinéaste. Nous ne pouvions donc pas le voir ailleurs que dans une salle ou « officine » de montage.

Dans le texte écrit pour l’occasion, il réfléchit sur le côté positif de la « bureaucratie » que le terme « officine de montage » évoque. La rencontre entre travail répétitif et systèmes techniques impératifs génère un langage, c’est-à-dire une grammatisation. C’est dans cet « espace toujours inhospitalier » d’officine que l’on peut comprendre comment l’incalculable se trouve dans le calculable. L’officine est un lieu propice : on peut (ou non) réfléchir à la grammatisation qui s’y manifeste ; on peut (ou non), selon Farocki, déterminer « si la relation entre le langage et la réalité est arbitraire ou mimétique ».

Assis dans son « officine », Farocki dit :

« Je ne peux pas écrire un mot, sauf si une image est affichée à l’écran. Ou plutôt, deux images… »

Il a toujours affirmé :

« Quand il n’y a pas d’argent, ‘Hollywood’, ce qui reste est le ‘montage des idées’. »

Avec Farocki, nous prenons conscience de la puissance maximale du montage et de l’archi-cinéma. On pourrait parler d’un cinéma qui pense les compositions, les organologies et les rétentions, et qui lutte pour l’activation politique des traumatismes et stéréotypes. L’artiste a découvert, par exemple, la puissance du « soft montage » préconisé par Godard dans Numéro Deux : deux images sur le même écran, ou deux moniteurs simultanés, afin de provoquer des connexions et associations (la conjonction « et ») plutôt que des oppositions ou synthèses. Interface constitue ainsi une auto-analyse de ses films et de sa « bibliothèque » dans un contexte historique et politique, tout en montrant la relation étroite entre faisceaux sensoriels et intellectuels liés au traitement de ses diapositives (analogiques et numériques).

interface

http://www.youtube.com/watch?feature=player_detailpage&v=HHMfy6h-V9g

TRANSMISSION (2008) – « individuation collective »

Dans Transmission (2008), Farocki réfléchit à la mémoire collective et à la construction des objets de culte. Ce film sensibilise aux diverses formes d’expression et de socialisation de la mémoire collective : inscriptions, totems, murs, mémoriaux, mausolées, estampes et sculptures sont présentés comme des objets d’adoration ou d’hommage, évoquant l’individuation collective. Les images du mémorial de Washington, édifié à la mémoire des 50 000 Américains tués au Vietnam, permettent de penser la combinaison des niveaux technique, psychique et collectif qui structure l’expérience de la visite d’un monument.

Transmission

http://www.youtube.com/watch?feature=player_detailpage&v=rphU1e47trQ

LES OUVRIERS QUITTENT L’USINE (1995) – « objets temporels industriels »

En 1995, à l’occasion du centenaire du cinéma et en regard du premier document cinématographique des frères Lumière (La Sortie de l’usine Lumière à Lyon), Farocki a présenté Les Ouvriers quittent l’usine. Par le biais de divers films, found footage et classiques, il propose une analyse de la signification des objets temporels industriels dans un cadre iconographique précis.

Les Ouvriers quittent l’usine (Lyon, Detroit, Emden) dans les films d’Antonioni, Fritz Lang, Griffith, Eisenstein, ainsi que dans le théâtre et la télévision, forme une véritable « archéologie de la porte d’usine ». Farocki montre que l’hyperbolisation de cette mise en scène est révélatrice : la « porte d’usine », qui délimite le premier cadre cinématographique, symbolise la séparation, au XXᵉ siècle, entre le « monde de la vie » et le « monde du travail », entraînant la destruction des savoir-vivre et savoir-faire. C’est un stéréotype majeur que le film reproduit avec force.

Farocki : « Ce film a eu un effet totalisateur sur moi. Face au montage, j’avais l’impression que, plus d’un siècle auparavant, le cinéma avait traité un seul thème… »

Les ouvriers quittent l'usine

http://www.youtube.com/watch?feature=player_detailpage&v=1dvI0COvzew

VIDEOGRAMMES D’UNE RÉVOLUTION (1992) ET CONTRE-CHANT (2004) – « synchronisation des consciences »

Un autre film majeur est Videogrammes d’une révolution (1992). En 1989, lors de la chute du régime communiste en Roumanie, se produit un événement médiatique inédit : une révolution télévisée. Cette période est pré-Internet, dominée par une diffusion top-down. Début décembre, télévision, radio et journaux d’État manipulent la diffusion des « Images du Monde ». En Europe, certains journaux « vendent » un faux massacre policier à Timișoara. En moins de deux semaines, la situation politique se renverse : Ceausescu est déposé et exécuté avec son épouse, le tout retransmis à la télévision et suivi par des millions de Roumains.

En 1992, Farocki et André Ujica collectent ces images et en distinguent trois types :

  1. celles de la télévision d’État ;
  2. celles des caméras amateurs ;
  3. celles de la télévision post-révolution.

À partir de ces trois régimes d’images, ils réalisent un film pour réfléchir sur le déroulement de la révolution. Curieusement, la police contrôlait les machines à écrire de la population mais pas les caméras amateurs. Le jour de l’insurrection, ces caméras, initialement destinées aux fêtes ou vacances, enregistrent des images cachées pour la diffusion officielle. Le film contraste ces deux régimes : le régime amateur, spectateur de l’histoire, et le régime officiel, acteur de l’histoire.

Le montage produit un document authentique sur la manière de « synchroniser les consciences » à l’époque du broadcast. La télévision devient une arme centrale, tant pour le statu quo que pour les révoltés, produisant calendrier et cardinalité, c’est-à-dire des synchronicités sociales. L’industrie audiovisuelle façonne l’espace historique et géographique des populations.

Dans Contre-Chant (2004), Farocki poursuit sa réflexion sur « l’industrialisation de la mémoire » et la « synchronisation des consciences » à l’ère des réseaux télématiques. Il filme divers systèmes techniques dans la ville de Lille, exposant les effets du double redoublement épokhal : une dramatisation croissante de la ville, comparable à celle que Vertov et Ruttmann avaient montrée à Odessa et Berlin.

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http://www.youtube.com/watch?feature=player_detailpage&v=D1ovbhiMp-E

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http://www.youtube.com/watch?feature=player_detailpage&v=bOg-GwlGZXQ

L’EXPRESSION DES MAINS (1997) & NATURE MORTE (1997) – « catégorisation des gestes et des objets »

Je présente deux courts extraits pour réfléchir à la catégorisation des objets et des gestes. Comme l’indique Stiegler, la catégorisation organise la transindividuation et établit la convergence des rétentions secondaires psychiques. La catégorisation consiste à situer une critériologie dans le monde : elle a un fond magique dans les sociétés chamaniques, poétique dans les sociétés grecques tragiques, et ontologique, mathématique et politique dans la cité grecque et le monde occidental moderne.

Farocki a étudié la catégorisation dans le monde moderne. Son premier film sur ce thème, Comment vivre dans l’Allemagne Fédérale (1990), montrait les espaces de production pédagogique, biopolitique et culturelle de la vie allemande : traverser la rue, suivre une thérapie, enseigner le calcul, donner des leçons d’obstétrique, se comporter à table…

En 1997, il approfondit cette étude avec deux films :

  • L’Expression des mains : analyse les gestes de la main dans le cinéma muet, une forme de mise en scène difficile à comprendre aujourd’hui. Les théoriciens du cinéma ont tenté de systématiser ce catalogue de motricité des mains pour normaliser la grammatisation, sans jamais pouvoir le compléter.
  • Nature Morte : analyse la structure des images par rapport aux mots. La « déification » des objets, commencée au XVIIIᵉ siècle, permet de comprendre la structure des images dans le capitalisme : un quasi-organisme. L’objet-fétiche correspond à la définition de Simondon sur « l’objet-image » :

« Les objets-images sont presque des organismes, ou du moins des germes capables de revivre et de se développer dans le sujet. Même en dehors du sujet, à travers les échanges et l’activité des groupes, ils se multiplient, se propagent et se reproduisent à l’état néoténique (…) » (Simondon)

Comment vivre Alemagne

– (I) « L’expression des mains » analyse la signification des gestes de la main dans le cinéma muet, une forme de mise en scène qui aujourd’hui peine à comprendre davantage, d’après Farocki. A cette époque, les théoriciens du cinéma ont tenté activement de systématiser quelque chose qui ne pourrait jamais être complet : un catalogue de la motricité des mains pour normaliser la grammatisation… (II) « Nature Morte », à son tour, nous met à penser à la différence entre la structure de l’image et la structure des mots. Qui manquent toujours la première structure est une syntaxe, sa propre grammaire. Pour Farocki la « déification » des objets – la catégorisation des choses comme objet-fétiche – qui a commencé au XVIIIe siècle, permet de comprendre la direction de la structure des images prises dans le capitalisme : un « quasi-organisme ». (L’objet-fétiche devient latente la définition de Simondon sur « l’objet-image » : « les objets-images sont presque des organismes, ou tout au moins des germes capables de revivre et de se développer dans le sujet. Même en dehors du sujet, à travers les échanges et l’activité des groupes, ils se multiplient, se propagent et se reproduisent à l’état néoténique (…) » (Simondon).

Les expression des mains

Nature morte

http://youtu.be/NEu7rmz8hO4

http://www.youtube.com/watch?feature=player_detailpage&v=-l4Fr7J9b5g

DERNIÈRES RÉFLEXIONS

La techno-esthétique de Farocki pourrait être considérée comme commencée dans les années 1980, avec ses deux premiers films d’essai archéologiques : Tel qu’on le voit (1986) et Images du monde et inscription de guerre (1989). Ces films initient une recherche générale sur un « paléo-archéologique du numérique et du voir de la Lumière ».

Tel qu'on voit

Images du monde

Ces films permettent de penser le métier à tisser mécanique, la machine Jacquard, la naissance de l’image liée au calcul… et d’interroger la notion d’Aufklärung, signifiant à la fois « éclaircissement », « Lumières » et « reconnaissance » (au sens militaire). Farocki souligne l’ambiguïté de ces constructions : à la fois création et destruction du monde. L’histoire des « machines de vision » à Auschwitz est au cœur de son film de 1989.

Farocki est, en définitive, un artiste en acte et un « opérateur » de transindividuation : un penseur de l’époque audiovisuelle qui promeut le « souci de soi » et une « pharmacologie ». Travaillant sur les « images du monde », il revisite la tension de l’Atlas de Warburg et incarne l’invention selon Simondon : « rupture de contrat », changement d’organisation du système des images adultes, pour créer de nouvelles manières de vivre le monde.