ENTRETIEN AVEC HARUN FAROCKI

Publié dans FESTIVAL D’AUTOMNE À PARIS 2017 13 sept – 31 déc
DOSSIER DE PRESSE – HARUN FAROCKI / CHRISTIAN PETZOLD
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« GARDER L’HORIZON OUVERT »
En février 2014, Harun Farocki nous a invités à nous entretenir avec lui à son appartement dans un ancien quartier communiste de Berlin. Il venait d’avoir soixante-dix ans et était toujours très actif : en plus d’avoir tout juste sorti son dernier film Sauerbruch Hutton Architects (2013), il était également en train de préparer trois nouvelles installations pour son projet de long terme Parallel qu’il avait commencé en 2012. Nous avons parlé en anglais un peu moins d’une heure pour ce que nous réalisons maintenant être l’un de ses derniers entretiens, puisqu’il est décédé le 30 juillet 2014.
Farocki était irremplaçable et avait une capacité unique à faire vivre les images sur l’écran. Dans notre conversation, nous étions particulièrement intéressés par ses idées sur les relations que le dispositif cinématique et la production artistique entretiennent, aussi bien que par les stratégies politico-esthétiques qu’il utilisait ou qui représentaient un intérêt pour lui. En réponse à cela, il s’est exprimé en détails sur sa relation intime aux images, ou les dimensions technologiques, politiques, artistiques et poétiques du cinéma s’entrelacent parfois de manière étonnante.
De nos jours, il est très commun de décrire votre travail de l’image d’archive comme une sorte d’archéologie, ainsi que l’ont proposé des critiques tels que Georges Didi-Huberman et Christa Blümlinger.
Je trouve le mot “archéologie” un peu excessif. Pour moi, l’archéologie consiste, essentiellement, à découvrir la présence de cultures à travers des éléments qui témoignent de leur existence – comme en Grèce par exemple – dont nous n’avions aucune connaissance auparavant. Cela, pour moi, c’est de l’archéologie. Je ne pense pas que l’histoire du cinéma, de quelque sorte qu’elle soit, puisse être considérée comme de l’archéologie, surtout aujourd’hui, avec internet et quasiment toutes les archives accessibles en ligne sur des sites comme YouTube.
Y a-t-il, alors, une sorte d’ « archéologie » possible à travers la pratique du montage ?
Aux Pays-Bas, il y a quinze à vingt ans, il était judicieux de dire que les archives ne signifient pas seulement que vous devez conserver des choses, mais que quelqu’un doit en faire quelque-chose, par exemple que des cinéastes réalisent des films à partir d’images anciennes. Faire usage des trésors des archives : je trouve que c’est une idée très intelligente. D’une certaine manière, c’est ce que j’essaie de faire. Si vous regardez des images conservées depuis cinquante ou cent ans, vous pouvez peut-être en faire aujourd’hui des lectures différentes des intentions originelles. Est-ce que vous connaissez le texte de Jacques Rancière dans lequel il décrit un film de Chris Marker ?[1] (Comme Rancière l’a noté dans cet essai), la caméra veut juste enregistrer, elle ne distingue pas les intentions du réalisateur. D’une certaine manière, c’est un grand avantage, parce qu’il y a un surplus documentaire dans les images produites par ce dispositif « froid ». Le montage – au sens le plus large – peut rendre cela visible.
Nous sommes fascinés par cette idée de « regard de la machine » que l’on trouve dans votre travail. Il y avait déjà cette forte croyance aux débuts du cinéma chez des personnes comme Dziga Vertov qui ont suggéré que le regard de la caméra n’était pas réductible au regard de l’humain. Il nous semble que votre travail est très fidèle à cette idée.
L’un de ces aspects mécaniques auquel je viens de faire allusion, c’est qu’une machine enregistre tout ce qui se trouve dans le cadre, sans distinction, et pas seulement ce que vous aviez l’intention de mettre en lumière. Après cinquante ans ou plus, vous pouvez y lire un sens différent, qui n’était pas du tout voulu à l’origine. Et qui devient assez évident. Cela peut valoir aussi pour la peinture bien sûr. Les personnes qui commandaient à des peintres célèbres des portraits de leur fille favorite, de leur fiancée ou de leur maîtresse avaient probablement aussi des difficultés avec le résultat, qui pouvait avoir un sens différent de celui qui était à l’origine de la commande.
Pensez à ce qu’on appelle la caméra subjective : de nos jours, dans les jeux-vidéo, il y a aussi une caméra derrière la personne, le tireur ou qui que ce soit, qui bouge à travers les rues dans un scénario imagé. Vous voyez de quelle étrange construction de la subjectivité il s’agit là ! Vous pouvez dire que ce point de vue doit être subjectif, qu’il doit être pris d’une certaine perspective, mais il n’a, bien sûr, pas du tout le même sens qu’une vision ou un regard humain. C’est aussi parce que nous ne sommes pas des machines : nous regardons en différents points que nous comparons, nous faisons des millions d’opérations mentales lorsque nous regardons des images et que nous avons l’impression visuelle d’un film. Cela ne se réduit pas au fait de voir des couleurs, de l’obscurité et de la lumière… C’est bien plus que cela ; c’est une immense construction, comme le flux de conscience de Joyce.
Les questions liées à la supposée “délégation” de l’action humaine aux machines sont devenues un véritable enjeu contemporain. Nous les avons identifiées comme une point de fascination dans vos films depuis les années 1980 au moins. Que pensez-vous de tout cela aujourd’hui ?
La vraie question (ici) est : qu’est-ce que le mot “délégation” signifie ? Le fait qu’une machine travaille pour nous ne signifie pas que nous lui déléguons notre travail. La délégation est un processus complexe, vous ne pouvez pas le faire simplement. Par conséquent, le mot « délégation » ne signifie pas grand-chose à mes yeux puisque quand vous essayez de déléguer, vous ne le pouvez pas vraiment, la machine voulant toujours quelque-chose de vous.
La première chose que nous avons pensée lorsque nous avons eu l’ordinateur, c’était que nous n’aurions plus à travailler, la machine allait tout faire à notre place. Aujourd’hui, les industries ont un intérêt considérable à la production de logiciels et nous passons dix heures par jour devant nos ordinateurs. Nous avons plus de travail qu’avant.
Dans mon film Images du monde et inscription de la guerre (Bilder des Welt und Inschrift des Krieges, 1989), je traitais, d’une part, de certains aspects des débuts de l’enregistrement automatique de l’histoire par des appareils photographiques. Aujourd’hui, bien entendu, il y a d’autres médias, mais lors de la Seconde Guerre Mondiale, il n’y avait que la photographie aérienne. Nous avions déjà des machines qui enregistraient des données historiques. Mais, d’autre part, il y avait aussi (dans le film) ces personnes qui semblaient sorties d’une odyssée : deux hommes d’Auschwitz qui ont assisté à ce qui se passait là-bas, qui se sont échappés, et qui racontent aujourd’hui au monde ce qu’ils ont vu. C’est la vieille méthode historiographique, qui est d’une certaine manière la base de notre idée de l’histoire. Il y a beaucoup de controverses autour de l’enregistrement des données historiques par des machines. Les données sont difficiles à lire, nous avons toujours besoin de l’esprit humain pour les déchiffrer.
Nous avons cru comprendre que vous avez travaillé avec l’archéologue allemand des medias Wolfgang Ernst. Quel était votre principal objectif avec ce projet ?
Il y a un petit livre à ce propos[2]. Il y a plus de 12 ans, nous avons organisé un congrès à Berlin[3] lors duquel nous avons essayé de demander aux gens d’intervenir sur ces questions : comment des images peuvent-elles commenter des images ? Comment pourriez-vous appréhender des images d’archives sans utiliser le langage ? Si vous avez une archive, vous devez faire des notes précisant «ça vient de Köln », «ça date de 1910 », et ainsi de suite. Pour avoir d’autres moyens d’y accéder, vous auriez des logiciels qui demandent « quelles images représentent des usines ? » ou « ici nous avons une usine, voyons les autres usines que nous avons ». Nous avons tout cela maintenant avec Google et le reste, mais ça ne marche toujours pas de la manière dont nous le voudrions. Cela n’aide pas vraiment comme un outil le ferait, cela vous aide à trouver des visages (ça aide la police aussi !), mais ça ne marche pas dans le sens où ça ne construit pas un ordre, un inventaire propre. C’était le sujet de cette conférence.
Dans des travaux comme Section (Schnittstelle, 1995), vous exécutez et analysez différentes formes de montages, et vous avez noté ailleurs que le passage à la vidéo a fondamentalement changé la manière dont vous travaillez avec les images. Nous serions curieux de connaître votre avis plus généralement à propos des évolutions technologiques du cinéma, et comment cela a changé votre façon de faire des films.
Je trouve le développement technologique globalement avantageux. Donc je ne pense pas que ça soit une mauvaise chose. La qualité de l’image et du son étaient bien pires avant que ce que vous pouvez faire avec un simple ordinateur aujourd’hui. Mon ambition à l’époque était de ne pas faire de distinction entre la production et la post-production : de commencer le montage dès le premier jour. Cela est devenu bien plus facile aujourd’hui avec le montage numérique. Lorsque vous rentrez d’un tournage à Francfort en train, vous pouvez commencer à monter les rushes, à y réfléchir, à faire des essais avec. Tout cela signifie pour moi que c’est devenu plus concret, plus focalisé sur la question de la « réelle qualité » des images et moins sur les intentions, parce que vous avez la matière, et vous vous demandez : « Oui, mais est-ce que c’est assez bon ? Qu’est-ce qu’on peut en faire ? Quelle pourrait être la prochaine image ? ». Vous pouvez réellement comparer des images ou commenter des images par d’autres images, ce qui est quelque-chose que j’aime beaucoup faire.
Pourriez-vous expliquer un peu plus cette volonté de ne pas différencier production et post-production ?
Cela a commencé surtout dans les années 1980, lorsque je travaillais sur des films comme Images du monde (Images of World, 1989) ou Tel qu’on le voit (Wie Man Sieht, 1986), ou même plus tôt encore, lorsque j’ai essayé d’échapper à ce modèle absurde où vous avez d’abord le scénario, les intentions, que vous devez ensuite traduire dans le réel, dans le film concret, ou ailleurs. Ce n’est pas vraiment nouveau – beaucoup de réalisateurs improvisent. Godard a toujours un peu improvisé. Cassavetes a tout le temps improvisé également.
Techniquement, vous dites “OK, je commence à filmer” et après… vous montez un peu, et c’est à partir de là qu’émerge une nouvelle idée pour le prochain plan. C’est une approche différente, qui est assez commune lorsque vous peignez ou que vous écrivez un livre, quand vous n’avez pas un concept général en premier que vous exécutez ensuite, mais que vous allez pas à pas.
Dans Section, vous avez dit que vous ne pourriez plus écrire sans deux images en face de vous. Quelle est l’interaction entre les images et les mots lors de votre processus créatif ?
La plupart de mes travaux ont reçu de l’argent de la télévision ou des fonds d’agences auxquelles vous devez soumettre un projet à évaluation. À l’époque, bien entendu, je devais produire quelque-chose, disons cinq ou dix pages, et parfois, je n’avais aucune idée de la forme que prendrait le film. Je prétendais le savoir, mais je voulais garder l’esprit et l’horizon ouverts. Et maintenant, depuis que mes moyens proviennent principalement de centres d’art, je ne peux pas vraiment dire « j’ai besoin de ça » ou « donnez-moi quelque chose ». Je dois attendre les opportunités. Alors, j’ai appris à garder des idées à l’esprit, sans savoir ce qu’elles vont devenir. Dès que je vois de l’argent, elles surgissent (rires). Parfois ça marche ; parfois ça ne marche pas si bien ; parfois c’est prévisible et parfois non. C’est vraiment difficile à dire.
Je trouve cela plutôt bien de ne pas avoir d’impulsion idéalisée, « voici mon projet, comment pourrais-je le financer ? », mais d’essayer de trouver quelque chose qui correspond aux moyens – ce que beaucoup de personnes ont fait, notamment les peintres qui ont attendu des commandes pour peindre. Dans ce sens, ce n’est pas important d’écrire devant deux images ou sous la table ou n’importe où. La seule chose importante, c’est que la forme que prend le film est plus basée sur les images que vous avez vraiment, et sur votre propre jugement de celles-ci.
Vous avez dit un jour que vous vouliez produire un travail qui soit “une forme d’intelligence”. Comment cela fonctionne en relation avec le montage surtout ?
En toute modestie, j’ai essayé de trouver des moyens grâce auxquels ce ne sont pas seulement les mots qui construisent le discours cinématographique mais, d’une certaine manière, l’aspect, le montage, la forme du film qui y contribue. Cela peut paraître un peu poétique de vouloir faire « des images qui pensent » et « des films qui pensent », mais c’est une de mes ambitions : trouver une certaine autonomie de la forme cinématographique grâce à laquelle vous ne vous contentez pas de répéter des choses qui existent déjà sur le papier en essayant de les traduire en film. Vous essayez ainsi de donner de l’autonomie au médium cinématographique. C’est l’un de mes buts.
L’Expression des mains (Der Ausdruck der Hände, 1997) explore la grammaire des gestes dans le cinéma des premiers temps. Dans vos documentaires d’observation, les gestes sont également signifiants, particulièrement en ce qu’ils peuvent exprimer de nouvelles dimensions du travail au sein du capitalisme. Qu’est-ce que ces gestes humains ont la capacité de raconter ?
Il y a plusieurs choses. La grammaire et la syntaxe cinématographiques sont concentrées sur une identification des personnes par leur visage. Mais pourquoi le visage ? C’est étrange ; c’est une entreprise « bourgeoise », si je puis dire. Quand je retire mes lunettes, j’identifie toutes les personnes que je connais à la manière dont elles marchent. Ces aspects-là sont intéressants, et bien sûr la cinématographie les inclut aussi ; elle inclut d’autres gestes, pas seulement les expressions faciales. Cependant, la caméra n’est généralement pas focalisée sur les mouvements corporels. Le Loup de Wall Street (Martin Scorsese, 2013) n’est que visages, visages et visages encore.
Dans des films comme Endoctrinement (Die Schulung, 1987), Les créateurs des mondes de consommation (Die Schöpfer der Einkaufswelten, 2001), ou, récemment, Un nouveau produit (Ein Neues Produkt, 2012), vous développez une stratégie d’observation des gestes et des discours dans beaucoup des loci du capitalisme. Vous avez parlé précédemment de votre surprise quant à la permission si facile de filmer ces environnements.
(En ce qui concerne Les créateurs des mondes de consommation), ce n’était pas difficile d’avoir la permission de filmer parce que les urbanistes, les architectes, les consultants et tous ceux qui travaillent au développement de centres commerciaux n’avaient rien à cacher. Ils n’ont pas l’incroyable connaissance scientifique qu’ils prétendent détenir. Dans le monde des industries du commerce, peut-être n’avons-nous même pas besoin de nos dix doigts pour compter ce qu’ils savent. Par conséquent, ils construisent un énorme décorum, prétendant à la scientificité. Dans ce sens, ils n’ont rien à cacher, parce qu’ils ne savent pas grand-chose. J’ai fait des recherches et j’ai cru moi aussi que ce serait difficile de les filmer, je pensais qu’ils avaient des secrets mais en réalité ils n’en ont pas, et c’est cela le vrai secret qu’ils veulent garder (rires).
Vous avez également dit que vos films des années 1960 – 1970 sont devenus, d’une certaine manière, politiquement obsolètes[4]. Comment, par exemple, cela vaut-il pour un film comme Entre deux guerres (Zwischen Zwei Kriegen, 1978)?
Dans une perspective idéologique, raconter l’histoire de la République de Weimar du point de vue technologique est symptomatiquement intéressant mais, si vous êtes intéressé par l’histoire, vous ne pouvez pas la réduire aux contraintes techniques, aux « forces de production », comme j’ai essayé de le faire. Toutes les particularités qui informent l’histoire, et singulièrement l’histoire du siècle dernier, manquent. Et je voulais expressément qu’elles manquent. Je trouve cela obsolète à cause de cet étrange dogmatisme caché (rires), qui n’a plus une valeur aussi forte, heureusement. Un auteur allemand, qui a écrit de bons livres sur les mouvements politiques des années 1960 et 1970, a dit : « Dans les années 1970, 5 000 à 10 000 des jeunes gens les plus intelligents d’Allemagne ont écrit et parlé nuit et jour de politique, et pas un seul mot n’a encore de valeur » (rires). Je suis d’accord, plus ou moins.
Votre travail d’installation depuis le milieu des années 1990 a modifié votre approche des formes du commentaire, telles que les voice-overs. Cela nous semblait amener un aspect plus laconique à votre travail, dans le sens où vous attendriez plus des images elles-mêmes…
Vous avez raison, mais il y a des exceptions. Reconnaître et poursuivre (Erkennen und Verfolgen), qui date de 2003, contient beaucoup de commentaires mais de manière générale, vous avez raison. La série des Serious Games (2009-2010) est basée sur un petit paradoxe : les images qui préparent à la guerre sont les mêmes que celles qui soignent le trauma que cette guerre a provoqué. C’est une idée très simple et j’aime avoir un commentaire structurel plutôt qu’énoncé. La simplicité sans simplification est un but qui m’est cher. C’est lié à la délimitation des espaces artistiques où je montre ces travaux. Les choses doivent y être plus courtes. C’est aussi un avantage parce que dans les espaces artistiques, par exemple, vous pouvez montrer des travaux, comme je l’ai fait avec Parallel (2012-2014), divisés en chapitres I, II, III, et IV. Ils sont tous séparés. C’est une forme de structure dans laquelle il y a des petits chapitres autonomes qui ont des interrelations. Il n’est pas nécessaire de modérer tout le temps comme on le fait dans un film conventionnel. Je trouve ça plutôt intéressant.
Pensez-vous que ce changement d’environnement a contribué au changement dans le style du commentaire?
Cela se pourrait bien. D’une certaine manière, c’est une forme de montage spatial. C’est une approche différente.
Concernant ces différents espaces, Raymond Bellour a écrit dans La Querelle des dispositifs (2012) sur ce moment de “crise” de la salle de cinéma qui représente une ouverture à de nouvelles manières d’exposer l’image en mouvement, particulièrement en dialogue avec l’art contemporain. Bellour est un des critiques qui ont regardé votre travail comme un cas d’étude contemporain. Quels sont vos sentiments quant à ces changements ?
Bellour a dit que malgré l’état terrible dans lequel se trouve l’industrie du film et la télévision en ce moment, beaucoup de bons films sont réalisés à travers le monde. C’est en partie pour cette même raison, parce que l’industrie va mal. Les crises peuvent aussi être libératrices. Les crises peuvent faire émerger des formes de cinématographies ou de perceptions totalement nouvelles, un peu de la même manière que notre communication est devenue plus complexe avec l’internet. Vous pouvez lire de longs textes sur un tout petit écran. Il y a quinze ans, à la télévision, tout ressemblait à une déclaration du gouvernement ou de l’industrie. Donc, dans ce sens, il y a véritablement une crise, mais une crise c’est quelque-chose de positif, ça crée une « espèce » différente.
Pensez-vous que l’idée de “soft montage”, sur laquelle vous avez écrit[5] devrait rendre ce traitement des images plus visible ?
L’idée de ne pas dire “A ou B” mais “A et B” est importante dans ma propre conception du « soft montage ». Lorsque Deleuze lisait Godard, il avait cette idée que les images de ses films ne s’excluaient pas les unes et les autres, mais qu’elles construisaient une relation entre elles pendant le film. C’est bien entendu une approche différente des images au-delà de l’iconoclasme. D’un côté, il y a un « soft montage », parce qu’il y a la présence de plusieurs images dans le même film qui ont une relation « douce » entre elles. D’un autre côté, il y a un film dans un espace et un autre film à côté de lui, et ils entretiennent une relation. Ce n’est plus du « soft montage » mais plutôt une bataille, c’est cacophonique. Je ne sais pas s’il existe un équivalent pour les images – quelque-chose comme des « caco-images » (rires). En ce sens, le montage peut aussi être « dur » entre certaines parties du travail.
Selon nous, votre travail suspend à la fois les gestes iconoclastes et iconophiles, à la recherche d’une troisième voie : nous pensons que vous tentez de trouver ces autres voies. Comment le montage vous aide à « penser » les images du monde ?
Je suis très difficile avec les mots, j’en ai parfois une phobie. Je déteste certaines expressions – non pas parce que leur construction serait incorrecte, mais parce que leur champ lexical est d’une certaine manière connecté à d’autres champs lexicaux nuisibles. Il en va de même pour moi avec les images. Très souvent, je trouve quelque chose ou je tourne quelque chose qui pourrait vraiment m’aider à faire un film, qui pourrait vraiment marquer un point, et je ne l’utilise pas à cause de ce manque d’intensité que je suis incapable de décrire précisément. Je veux garder aussi un rapport intuitif à tout cela. Je regarde des images, elles doivent être assez fortes, sinon elles doivent quitter le film. C’est un peu comme la vie. Il y a des gens que vous connaissez et, vous ne le décidez pas, vous découvrez si vous aurez envie de les voir souvent, si vous deviendrez amis, si vous partagerez leur vie, ou s’ils resteront en périphérie et quitteront votre horizon. Je traite les images de la même façon. Elles n’ont pas besoin d’être belles ou uniques. Parfois elles peuvent presque être grossières, mais elles doivent contenir des tensions, des aspects intéressants, ou des sens contradictoires. C’est important pour moi.
par Ednei de Genaro et Hermano Callou, Senses of Cinema (n°79), juillet 2016
Traduit de l’anglais par Marion Grand et Judith Revault d’Allonnes
[1] Farocki se réfère à l’essai « La Fiction de mémoire. A propos du Tombeau d’Alexandre ». Trafic (29), p. 36-47, 1999, dans lequel Jacques Rancière étudie Le Tombeau d’Alexandre de Chris Marker.
[2] Farocki se réfère au livre Suchbilder de Stefan Heidenreich, Wolfgang Ernst et Harun Farocki (Berlin : Kulturverlag Kadmos, 2003).
[3] Farocki se réfère à la conférence Suchbilder, qui s’est tenue à Berlin en 2001.
[4] Cela est tiré d‘un entretien entre Thomas Köster et Harun Farocki de 2012 sur le site internet du Goethe Institut.
[5] Voir Farocki, « Cross Influence/ Soft Montage », Harun Farocki, dans Against What? Against Whom?, ed. Antje Ehmann et Kodwo Eshun, Londres : Koenig Books, 2010.